La Liberté comme trace artistique
Par : Ali BENMAKHLOUF
Université de Nice Sophia Antipolis
Les relais de la citoyenneté
Il est des expériences éducatives qui forcent l’estime. En particulier, quand elles se constituent comme des relais de citoyenneté ayant lieu à intervalles réguliers. Il y a trois ans, en 2003, sous l’égide de la délégation de Moulay Rchid Sidi Othmane, à Casablanca, a été organisée par Mme Tijania Fertat, alors déléguée, une action éducative et artistique intitulée « l’éducation aux couleurs de la vie ». Quatre ans plus tard, en mai/juin 2007, Mme Tijania Fertat, en tant cette fois ci que directrice de l’Académie de Rabat, a mené de conserve un projet éducatif qui prolonge cette première action. Ce projet consiste en une réalisation picturale qui repose sur deux principes simples : 1) un enfant, un jour ; 2) la liberté. Présentés ainsi, ces principes demandent encore à être explicités.
Liberté solidaire
365 enfants (un enfant, un jour), scolarisés dans les écoles de la région de Rabat, Zairs, Salé, Zemmour, se sont attelé à la tâche de concrétiser par des matériaux picturaux leur idée de la liberté. Voilà un thème bien fédérateur dira-t-on ; mais la question est moins celle de la fédération que celle de la solidarité. L’activité picturale comme éducation transversale, civique et non comme simple discipline artistique ; là est l’enjeu. Sous le regard informé et bienveillant de professeurs d’arts plastiques, les élèves de cette région se sont appropriés l’espace pictural comme un espace social de liberté. Il s’agit pour les élèves apprentis de décloisonner leur conception commune de la peinture, d’éviter de considérer cette pratique artistique comme un secteur spécifique réservé aux spécialistes ou aux individus ayant comme on dit « des moyens ».
Diversité sociale
Nous voilà donc face à 365 tableaux exécutés par 365 élèves, certains viennent de l’orphelinat, d’autres sont handicapés, d’autres encore viennent de prison (centre de reforme de Salé) ou plus trivialement des parcours standard des écoles primaires et secondaires de la région. Selon la localité considérée, les tonalités des tableaux changent : tantôt le jaune domine, tantôt c’est le rouge, parfois c’est le vert ; et dans chacun des tableaux, le polyèdre des couleurs est représenté, comme est donné avec le mètre étalon toutes les mesures possibles. Ainsi, si le jaune domine, il n’a pas l’exclusive ; toutes les autres couleurs sont présentes à des degrés certes moindres, mais suffisamment pour conclure à un synopsis général de toutes les couleurs. Un tableau est ainsi un microcosme, mais, dans le voisinage des autres tableaux, il gagne sinon en harmonie du moins en cohérence. La mise en contexte de chacun des tableaux fait entrer le spectateur dans le projet d’ensemble. Ces couleurs, selon des formes représentant tantôt des oiseaux, tantôt des arbres, parfois encore des clefs sont comme des symboles. Mais cette symbolique naïve de la liberté n’est pas le tout du traitement de la notion. Un essaim notionnel a été mis à la disposition des élèves moins comme une contrainte que comme une suggestion : les quatre éléments (terre, eau, feu, air) du cosmos sont proposés en même temps que l’élément passionnel de la joie ou celui esthétique de la création. Sur la base de ces éléments, et au moyen de matériaux faits de sable, de peinture à l’eau, de cordes, de sciure de bois et de colle, voilà nos apprentis partis à la conquête d’une « matérialisation » de la liberté.
Nous voilà donc face à 365 tableaux exécutés par 365 élèves, certains viennent de l’orphelinat, d’autres sont handicapés, d’autres encore viennent de prison (centre de reforme de Salé) ou plus trivialement des parcours standard des écoles primaires et secondaires de la région. Selon la localité considérée, les tonalités des tableaux changent : tantôt le jaune domine, tantôt c’est le rouge, parfois c’est le vert ; et dans chacun des tableaux, le polyèdre des couleurs est représenté, comme est donné avec le mètre étalon toutes les mesures possibles. Ainsi, si le jaune domine, il n’a pas l’exclusive ; toutes les autres couleurs sont présentes à des degrés certes moindres, mais suffisamment pour conclure à un synopsis général de toutes les couleurs. Un tableau est ainsi un microcosme, mais, dans le voisinage des autres tableaux, il gagne sinon en harmonie du moins en cohérence. La mise en contexte de chacun des tableaux fait entrer le spectateur dans le projet d’ensemble. Ces couleurs, selon des formes représentant tantôt des oiseaux, tantôt des arbres, parfois encore des clefs sont comme des symboles. Mais cette symbolique naïve de la liberté n’est pas le tout du traitement de la notion. Un essaim notionnel a été mis à la disposition des élèves moins comme une contrainte que comme une suggestion : les quatre éléments (terre, eau, feu, air) du cosmos sont proposés en même temps que l’élément passionnel de la joie ou celui esthétique de la création. Sur la base de ces éléments, et au moyen de matériaux faits de sable, de peinture à l’eau, de cordes, de sciure de bois et de colle, voilà nos apprentis partis à la conquête d’une « matérialisation » de la liberté.
L’apprentissage de la liberté
De fait, c’est la liberté en acte, exercée par les élèves réunis, hors des heures de leur scolarité pour réussir un projet « sans avoir à passer d’examen » selon le mot de Mme Fertat, c’est cette liberté donc que les élèves ont donné à voir. De quelle façon ? ils ont appris à être libres ensemble. La liberté leur a été présentée comme un apprentissage, non comme une appartenance, encore moins comme une donnée. L’idée n’est pas de puiser dans un héritage quelconque pour « faire authentique », encore moins dans un manuel d’esthétique. L’authenticité est dans les parcours et les apprentissages. La liberté exercée dans le silence studieux de l’exécution de la tâche picturale est une liberté apprise. L’apprentissage artistique prenant ici pour motif la liberté est une compétence et un usage, autrement dit une décision volontaire et libre qui fait que le critère de l’appréciation de la liberté comme motif est son acceptation. S’il y a décision volontaire, il n’y a donc pas de contrainte : un aspect ne s’impose pas à celui à qui manque le pouvoir de le voir, aussi il ne s’apparente pas à un objet physique ou naturel qu’on ne saurait ne pas voir si on nous le présentait. Comment rendre visible un aspect à quelqu’un ? une preuve ne peut être donnée, mais on peut souligner certains traits, les lignes d’un dessin par exemple, en effacer d’autres, on n’a cependant aucune garantie de réussir. « La cécité à l’aspect » est comparée par Wittgenstein au manque d’oreille musicale. C’est l’incapacité à saisir certaines différences qui fait dire à certains que l’art est ineffable alors qu’il est tout simplement une liberté prise et assumée par un exercice répété, un geste récurrent. Il s’apparente à la compétence qu’est la lecture : quand un enfant apprend à lire, il hésite, reprend, jusqu’à maîtriser le cours régulier de la lecture, par un exercice répété. De même pour cette série de tableaux ; on peut y voir un apprentissage progressif, quelques hésitations, etc. L’essentiel est la maîtrise stabilisée du pinceau par l’effort continu. Comme le dit si bien Halima Zine Al Abidîne, chef du centre de documentations, d’activités et de productions pédagogiques à l’Académie de Rabat : « ce n’est pas une définition de la liberté qui fut soumise aux élèves, mais un simple mot qu’ils devaient faire fonctionner de façon diverse ». Ces fonctionnements qu’ils soient élémentaires ou élaborés, sont des usages non des définitions livréesa priori. L’art a ainsi été vécu par ces enfants/élèves comme une activité par laquelle allait passer une manière d’un bon vivre commun.
Compétence exercée
Il y a des apprentissages qui sont comme « l’habit de cérémonie sans pouvoir » selon l’expression de L. Wittgenstein dans les Recherches philosophiques ; c’est le cas quand l’élève répète ce que dit le maître sans l’analyser, l’examiner, dans le simple but de faire plaisir à l’enseignant, lui-même rarement dupe de cette supercherie. Tout le monde fait semblant pour ce rite de la réussite et de l’échec que l’on appelle « évaluation ». Ici, rien de tel. En levant l’idée de sanction par la note ou plus généralement par l’évaluation, l’élève n’a travaillé qu’avec les contraintes de la tâche à accomplir et non en considérant sa tâche comme un moyen pour une autre fin. Espace pictural, espace de liberté donc, comme le souligne Nicolas de Staël, peintre français du milieu du 20eme siècle, « l’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux y volent librement à toutes les profondeurs ».
Espace pictural, espace de liberté
Cette évocation de l’espace comme un mur est plus qu’une métaphore. Le mur est ce qui protège, ce qui délimite. Les remparts de la ville sont des murs qui individualisent celle-ci. Le mur est protecteur donc, mais il est aussi ce qui enclôt et enferme, comme c’est le cas des murs de la prison. Or, l’expérience tentée ici par ces deux institutions (Villa des Arts, Académie de Rabat) ne concerna pas seulement les enfants scolarisés dans les écoles publiques. Elle fut élargie aussi aux prisonniers, de la ville de Salé notamment. Pour eux, le mur est avant tout le mur de la prison, aussi quand on leur présente l’espace pictural comme un « mur » selon l’expression de de Staël, on les incite à faire varier, le temps d’une tâche picturale, le sens de cette expression : le mur devient l’espace pour faire voler librement les oiseaux « à toutes les profondeurs ».
« Selon qu’on peut »
J’ai parlé de compétence et d’apprentissage. Je voudrais, dans ce sillage, parler aussi de capacité. Tout en respectant le mot de Socrate, mot de grande substance, repris par Montaigne, et qui est : « selon qu’on peut », les professeurs ont su créer le cadre pour un exercice de la capacité. Le « selon » est devenu une circonstance non seulement favorable pour cet exercice mais une circonstance qui a converti les servitudes difficiles en actions aisées. Les élèves se sont senti exister plus ; leur capacité à faire est devenue une capacité à bien faire, à faire selon le bien, ce bien commun si fragile et auquel nous avons tous à prêter attention pour en faire l’agent d’une vie bonne, une vie digne d’être vécue. Non l’expression artistique n’est pas là objet de désintérêt ; elle s’adresse à notre attention jusqu’à nous fatiguer en raison de l’effort déployé pour la contempler. Il n’y a pas de dichotomie entre l’émotionnel et le cognitif. Comme le souligne Goodman : « la différence entre l’art et la science ne passe pas entre le sentiment et le fait, l’intuition et l’inférence, la jouissance et la délibération, la synthèse et l’analyse, la sensation et la cérébralité, le caractère concret et l’abstraction, le médiat et l’immédiat, ou la vérité et la beauté, mais constitue plutôt une différence dans la manière de maîtriser certaines caractéristiques spécifiques des symboles ».
Tous ceux dont la mobilité est réduite, en raison de leur handicap ou en raison de leur présence dans une maison carcérale, n’ont pas fait de la liberté un rêve ou une simple émotion ; ils ont par cette expérience artistique, et sous la forme gaie d’un jeu, conduit un projet comme le leur, comme un projet qu’ils se sont approprié. Ils n’ont pas rêvé la liberté ; ils l’ont mimée par l’exercice, étant aptes ainsi à élargir les moyens de leur liberté.
Les tableaux exposés par la villa des arts , et que ces élèves de l’Académie de Rabat ont réalisés, expriment par le biais artistique une vérité qui trouve parfois des difficultés à se formuler par d’autres manières : la vérité selon laquelle, il est possible d’être solidaire avec les personnes aux libertés réduites. Selon D. Lewis : «quelquefois, la référence faite à une fiction est la seule manière que nous ayons, en pratique si ce n’est en principe, de formuler des vérités sur lesquelles la fiction attire notre attention ». L’intérêt porté à des mondes possibles par l’activité solidaire des élèves, n’est-ce pas là un apprentissage pour les adultes ?
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